
COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME
En l'affaire Vermeulen c. Belgique (1), La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée,conformément à l'article 51 du règlement A de la Cour (2), en unegrande chambre composée des juges dont le nom suit: MM. R. Ryssdal, président,R. Bernhardt,
F. Gölcüklü, F. Matscher, L.-E. Pettiti, B. Walsh, R. Macdonald, C. Russo, Mme E. Palm, MM. I. Foighel, R. Pekkanen,A.N. Loizou,
J.M. Morenilla,Sir John Freeland,
MM. A.B. Baka, M.A. Lopes Rocha,K. Jungwiert,
P. Kuris,J. Van Compernolle, juge ad hoc,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffieradjoint, Après en avoir délibéré en chambre du conseil les1er septembre 1995 et 22 janvier 1996, Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:_______________Notes du greffier 1. L'affaire porte le n° 58/1994/505/587. Les deux premierschiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, lesdeux derniers la place sur la liste des saisines de la Courdepuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à laCommission) correspondantes. 2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées àla Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9)(1er octobre 1994) et, ensuite, aux seules affaires concernantdes Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond aurèglement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé àplusieurs reprises depuis lors.________________ PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commissioneuropéenne des Droits de l'Homme ("la Commission") puis par legouvernement du Royaume de Belgique ("le Gouvernement"), les8 décembre 1994 et 9 janvier 1995, dans le délai de trois moisqu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) dela Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertésfondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve unerequête (n° 19075/91) dirigée contre la Belgique et dont unressortissant de cet Etat, M. Frans Vermeulen, avait saisi laCommission le 6 novembre 1991 en vertu de l'article 25 (art. 25). La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48(art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration belge reconnaissantla juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), larequête du Gouvernement aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48).Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point desavoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etatdéfendeur aux exigences de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de laConvention. 2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d)du règlement A, le requérant a manifesté le désir de participerà l'instance et a désigné ses conseils (article 30). 3. La chambre à constituer comprenait de plein droitM. J. De Meyer, juge élu de nationalité belge (article 43 de laConvention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour(article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 27 janvier 1995,celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoirM. F. Matscher, M. I. Foighel, M. A.N. Loizou, Sir John Freeland,M. A.B. Baka, M. M.A. Lopes Rocha et M. K. Jungwiert, en présencedu greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4du règlement A) (art. 43). Le 6 février 1995, M. De Meyer a déclaré se récuser enapplication de l'article 24 par. 2 du règlement A, car l'espècesoulève des questions proches de celles dont il s'agissait dansles affaires Delcourt c. Belgique - où il avait comparu commeagent et conseil du Gouvernement (arrêt du 17 janvier 1970,série A n° 11, p. 5, par. 7) - et Borgers c. Belgique, où ils'était récusé (arrêt du 30 octobre 1991, série A n° 214-B,p. 25, par. 3). Le 31 mars 1995, le délégué de l'agent duGouvernement a notifié au greffier la nomination deM. le professeur J. Van Compernolle en qualité de juge ad hoc(articles 43 de la Convention et 23 du règlement A) (art. 43). 4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire dugreffier, l'agent du Gouvernement, les avocats du requérant etle délégué de la Commission au sujet de l'organisation de laprocédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément àl'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoiredu requérant le 12 mai 1995 et celui du Gouvernement le 15 mai. 5. Le 2 février 1995, le président avait considéré qu'il yavait lieu, aux fins d'une bonne administration de la justice,d'entendre le même jour la présente affaire et l'affaireLobo Machado c. Portugal (21/1994/468/549). 6. Le 24 mai 1995, la chambre s'est dessaisie au profit d'unegrande chambre (article 51 du règlement A). Conformément àl'article 51 par. 2 a) et b), le président et le vice-président(MM. Ryssdal et R. Bernhardt), ainsi que les autres membres dela chambre originaire sont devenus membres de la grande chambre.Le 8 juin 1995, le président a tiré au sort le nom des jugessupplémentaires, à savoir M. F. Gölcüklü, M. L.-E. Pettiti,M. B. Walsh, M. R. Macdonald, M. C. Russo, Mme E. Palm, M. R.Pekkanen, M. J.M. Morenilla et M. P. Kuris, en présence dugreffier. 7. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sontdéroulés en public le 30 août 1995, au Palais des Droits del'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunionpréparatoire. 8. Ont comparu: - pour le Gouvernement M. C. Debrulle, directeur général, ministère de la Justice, agent, Me L. Simont, avocat, Me E. Jakhian, avocat, conseils; - pour la Commission M. H. Danelius, délégué; - pour le requérant Me M. De Boel, avocat, Me P. Traest, avocat, conseils. La Cour a entendu en leurs déclarations, et en une réponseà la question d'un de ses membres, M. Danelius, Me De Boel,Me Traest, Me Jakhian et Me Simont. EN FAIT
I. Les circonstances particulières de la cause 9. Citoyen belge, M. Vermeulen réside à Dixmude (Flandreoccidentale). 10. Le 6 mai 1987, le tribunal de commerce de Furnes prononça,sans débat contradictoire, sa faillite d'office et celle de sasociété, le "Bureau d'affaires Vermeulen & Verstraete s.p.r.l."(Zakenkantoor Vermeulen & Verstraete p.v.b.a.). Il avait entendu
le substitut du procureur du Roi en son avis mais pas l'intéressélui-même, qui se trouvait incarcéré à la prison de Gand en raisonde poursuites pour faux et usage de faux, escroquerie et abus deconfiance. Le requérant fit opposition à ce jugement. 11. Le 4 mai 1988, la même juridiction déclara l'oppositionrecevable, ordonna la réouverture des débats et renvoya l'affaireau rôle spécial dans l'attente de l'issue de l'instruction pénaleen cours contre M. Vermeulen. Dans son avis écrit lu à l'audience du 6 avril 1988, lesubstitut du procureur du Roi avait estimé que l'opposition étaitrecevable mais non fondée. 12. Sur appel de l'intéressé contre le jugement du 4 mai 1988,qui n'avait pas annulé sa mise en faillite, la cour de Gand,statuant sur évocation, confirma le 29 juin 1989 le jugement du6 mai 1987 (paragraphe 10 ci-dessus), après avoir entendu lesconclusions conformes du substitut du procureur général, lueslors des débats du 27 avril 1989. 13. Le requérant introduisit contre cet arrêt un pourvoi que laCour de cassation rejeta le 10 mai 1991. Le même jour, elleavait, à l'audience, ouï consécutivement le conseiller rapporteurCaenepeel, l'avocat de M. Vermeulen et l'avocat général duJardin. Celui-ci prononça des conclusions orales; il participaensuite à la délibération de la Cour. 14. Le 17 mars 1995, la cour d'appel d'Anvers acquittal'intéressé de toutes les charges pénales retenues contre lui(paragraphe 10 ci-dessus). II. Le droit interne pertinent A. La faillite d'office 15. Les articles pertinents du code de commerce se lisent ainsi: Article 437 "Tout commerçant qui cesse ses payements et dont le crédit se trouve ébranlé est en état de faillite. (...)" Article 442 "La faillite est déclarée par jugement du tribunal de commerce, rendu, soit sur l'aveu du failli, soit à la requête d'un ou de plusieurs créanciers, soit d'office. (...)" 16. La procédure de faillite d'office s'ouvre à l'initiative dutribunal de commerce. Le ministère public y rend un avis,conformément à l'article 764, 9°, du code judiciaire(paragraphe 18 ci-dessous). B. Le ministère public 17. L'article 138 du code judiciaire prévoit: "Sous réserve des dispositions de l'article 141, le ministère public exerce l'action publique selon les modalités déterminées par la loi. Dans les matières civiles, il intervient par voie d'action, de réquisition ou d'avis. Il agit d'office dans les cas spécifiés par la loi et en outre chaque fois que l'ordre public exige son intervention." 18. L'article 764 du code judiciaire énumère les causes qui,sauf devant le juge de paix, sont à communiquer au ministèrepublic, à peine de nullité. Parmi elles figurent, en 9°, cellesqui concernent la faillite, le concordat et le sursis depaiement. 19. Aux termes de l'article 141 du code judiciaire, "Le procureur général près la Cour de cassation n'exerce pas l'action publique, sauf lorsqu'il intente une action dont le jugement est attribué à la Cour de cassation." Parmi les cas - plutôt rares - où la Cour de cassationstatue au fond figurent le jugement des ministres (article 90 dela Constitution), la prise à partie (articles 613, 2°, et 1140à 1147 du code judiciaire) et les poursuites disciplinairescontre certains magistrats (articles 409, 410 et 615 du mêmecode). En dehors de ces hypothèses, le parquet de cassation exerce,en toute indépendance, les fonctions de conseiller de la Cour. 20. S'agissant de la hiérarchie disciplinaire du parquet, il ya lieu de citer les dispositions suivantes du code judiciaire: Article 400 "Le Ministre de la justice exerce sa surveillance sur tous les officiers du ministère public, le procureur général près la Cour de cassation sur les procureurs généraux près les cours d'appel et ces derniers sur les membres du parquet général et de l'auditorat général, sur les procureurs du Roi, les auditeurs du travail et leurs substituts." Article 414 "Le procureur général près la cour d'appel peut appliquer aux magistrats du ministère public qui lui sont subordonnés les peines de l'avertissement, de la censure simple et de la censure avec réprimande. Le procureur général près la Cour de cassation exerce les mêmes pouvoirs à l'égard des avocats généraux près cette Cour et des procureurs généraux près les cours d'appel. Le Ministre de la justice peut de même avertir et censurer tous les officiers du ministère public ou proposer au Roi leur suspension ou leur révocation." C. La procédure devant la Cour de cassation 21. Au sujet de la procédure, tant civile que pénale, devant laCour de cassation, le code judiciaire prévoit: Article 1107 "Après le rapport, les avocats présents à l'audience sont entendus. Leurs plaidoiries ne peuvent porter que sur les questions de droit proposées dans les moyens de cassation ou sur les fins de non-recevoir opposées au pourvoi. Le ministère public donne ensuite ses conclusions, après quoi aucune note ne sera reçue." Article 1109 "Le ministère public a le droit d'assister à la délibération à moins qu'il se soit lui-même pourvu en cassation; il n'a pas voix délibérative." Un pourvoi émane du parquet général quand celui-cil'introduit dans l'intérêt de la loi (articles 1089 et 1090 ducode judiciaire et 442 du code d'instruction criminelle), ou surla dénonciation du ministre de la Justice (articles 1088 du codejudiciaire et 441 du code d'instruction criminelle). 22. Depuis le 30 octobre 1991, jour du prononcé de l'arrêtBorgers précité, le demandeur en cassation peut, au moins dansles affaires pénales, prendre la parole après le représentant duparquet, lequel s'abstient ensuite d'assister au délibéré de laCour. PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
23. Dans sa requête du 6 novembre 1991 à la Commission(n° 19075/91), M. Vermeulen se plaignait de ce que le tribunalde commerce de Furnes ne l'avait pas entendu avant de prononcersa faillite d'office et de ce que le représentant du ministèrepublic avait assisté au délibéré de la Cour de cassation; ilinvoquait l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. 24. Par des décisions des 29 juin 1992 et 19 octobre 1993, laCommission a retenu le grief relatif à la procédure devant laCour de cassation et rejeté la requête pour le surplus. Dans sonrapport du 11 octobre 1994 (article 31) (art. 31), elle conclut,par onze voix contre cinq, à la violation de l'article 6 par. 1(art. 6-1). Le texte intégral de son avis et des trois opinionsdissidentes dont il s'accompagne figure en annexe au présentarrêt (1)._______________Note du greffier 1. Pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dansl'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions, 1996), maischacun peut se le procurer auprès du greffe._______________ CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
25. Dans son mémoire, le Gouvernement "conclut qu'il plaise à la Cour de dire pour droit que ni de manière générale dans les affaires civiles, ni en l'espèce, la présence du ministère public au délibéré de la Cour ne peut constituer une violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention". 26. De son côté, le requérant demande "que la Cour constate la violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention et accorde une satisfaction équitable en application de l'article 50 (art. 50) de la Convention". EN DROIT I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 6 PAR. 1 (art. 6-1)DE LA CONVENTION
27. M. Vermeulen allègue une violation de l'article 6 par. 1(art. 6-1) de la Convention, aux termes duquel "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) impartial (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...)" Il se plaint d'abord de n'avoir pu, par son conseil,répondre aux conclusions de l'avocat général ni prendre la paroleen dernier à l'audience du 10 mai 1991 devant la Cour decassation (paragraphe 13 ci-dessus); en second lieu, il dénoncela participation du représentant du ministère public au délibéréqui suivit aussitôt après. Bien que civile, la présente espèce
ne se distinguerait pas à ce point de l'affaire Borgers(paragraphe 3 ci-dessus) qu'il faille lui appliquer une autresolution. En substance, la Commission souscrit à cette thèse. 28. Pour le Gouvernement, les différences fondamentales entreles procédures pénale et civile devant la Cour de cassationcommandent de s'écarter en l'espèce de la jurisprudence Borgers.Si, dans une instance pénale, un accusé non averti peut prendrele membre du parquet pour un "allié" ou un "adversaire objectif"(arrêt Borgers précité, p. 32, par. 26), ceci paraît exclu aucivil, où le véritable rôle du ministère public ne se prête àaucun malentendu; les apparences y sont plus conformes à laréalité. Au pénal, en effet, le parquet qui a diligenté lespoursuites devant les juridictions du fond est absent; aussi ledemandeur y comparaît-il face à un membre du parquet decassation. A l'audience civile au contraire, rien de tel; lesdemandeur et défendeur y sont tous deux représentés par un avocatà la Cour de cassation, en sorte qu'aucun d'eux - à supposer mêmequ'ils soient présents, ce qui est très rare - ne sauraitconfondre le parquet avec la partie adverse. Il n'en irait pasautrement en l'espèce: M. Vermeulen, demandeur en cassation, yétait opposé au curateur à sa faillite (paragraphe 10 ci-dessus). Au pénal comme au civil, le ministère public près la Courde cassation n'a d'autre tâche que de conseiller cettejuridiction en toute neutralité et objectivité, comme amicuscuriae, tant et si bien qu'il peut conclure différemment surchacun des moyens soulevés par un même plaideur. Cela prouveraitbien qu'en réalité il n'est l'"adversaire" ni l'"allié" depersonne. Il en irait d'autant plus ainsi dans une procédure civile,car le débat y est strictement circonscrit aux moyens présentésdans le pourvoi du demandeur et le ministère public ne peut,d'office, en soulever d'autres, même d'ordre public. Celui-ciy voit donc son rôle encore plus démarqué de celui des seulsvéritables adversaires, les plaideurs. Bref, le parquet de cassation n'ayant pas la qualité departie au procès, il n'y aurait pas lieu de lui appliquer leprincipe de l'égalité des armes, à tout le moins au civil. 29. La Cour relève d'abord que la nature des fonctions duministère public à la Cour de cassation - le Gouvernement enconvient - ne varie pas selon que l'affaire est civile ou pénale.Dans les deux cas, il a pour tâche principale, à l'audience commeen délibération, d'assister la Cour de cassation et de veillerau maintien de l'unité de la jurisprudence. Qu'au civil il ne
puisse soulever des moyens d'office, n'affecte que l'étendue desfonctions, pas leur nature. 30. Il échet de noter ensuite que le parquet général agit enobservant la plus stricte objectivité. Sur ce point, lesconstatations des arrêts Delcourt (pp. 17-19, paras. 32-38) etBorgers (p. 31, par. 24) relatives à l'indépendance etl'impartialité de la Cour de cassation et de son parquetconservent leur entière validité. 31. Comme déjà dans son arrêt Borgers (p. 32, par. 26), la Courestime toutefois devoir attacher une grande importance au rôleréellement assumé dans la procédure par le membre du ministèrepublic et plus particulièrement au contenu et aux effets de sesconclusions. Elles renferment un avis qui emprunte son autoritéà celle du ministère public lui-même. Objectif et motivé endroit, ledit avis n'en est pas moins destiné à conseiller et,partant, influencer la Cour de cassation. A cet égard, le
Gouvernement souligne l'importance de la contribution du parquetgénéral au maintien de l'unité de la jurisprudence de la hautejuridiction. 32. Dans son arrêt Delcourt, la Cour a relevé, pour conclure àl'applicabilité de l'article 6 par. 1 (art. 6-1), qu'"un arrêtde la Cour de cassation peut rejaillir à des degrés divers surla situation juridique de l'intéressé" (pp. 13-14, par. 25).Elle a repris cette idée à plusieurs occasions (voir, mutatismutandis, les arrêts Pakelli c. Allemagne du 25 avril 1983,série A n° 64, p. 17, par. 36, Pham Hoang c. France du25 septembre 1992, série A n° 243, p. 23, par. 40, et Ruiz-Mateosc. Espagne du 23 juin 1993, série A n° 262, p. 25, par. 63). Iln'en va pas autrement en l'espèce, car le pourvoi portait sur lalégalité de la faillite de M. Vermeulen. 33. Compte tenu donc de l'enjeu pour le requérant de l'instancedevant la Cour de cassation et de la nature des conclusions del'avocat général du Jardin, l'impossibilité pour l'intéressé d'yrépondre avant la clôture de l'audience a méconnu son droit à uneprocédure contradictoire. Celui-ci implique en principe la
faculté pour les parties à un procès, pénal ou civil, de prendreconnaissance de toute pièce ou observation présentée au juge,même par un magistrat indépendant, en vue d'influencer sadécision, et de la discuter (voir notamment, mutatis mutandis,
les arrêts Ruiz-Mateos précité, p. 25, par. 63, McMichaelc. Royaume-Uni du 24 février 1995, série A n° 307-B, pp. 53-54,par. 80, et Kerojärvi c. Finlande du 19 juillet 1995, série An° 322, p. 16, par. 42). La Cour constate que cette circonstance constitue déjà uneviolation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1).
34. La méconnaissance en question s'est trouvée renforcée parla participation de l'avocat général à la délibération de la Courde cassation, quoique seulement avec voix consultative. Lemagistrat y a disposé en effet, fût-ce en apparence, d'uneoccasion supplémentaire d'appuyer ses conclusions en chambre duconseil, à l'abri de la contradiction (voir l'arrêt Borgers
précité, p. 32, par. 28). Que cette présence offre au ministère public la possibilitéde contribuer au maintien de l'unité de la jurisprudence nesaurait ébranler ce constat, dès lors qu'elle ne constitue pasle seul moyen de poursuivre ce but, comme en témoigne du restela pratique de la plupart des autres Etats membres du Conseil del'Europe. Il y a donc eu violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1)sur ce point aussi.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 (art. 50) DE LA CONVENTION
35. Aux termes de l'article 50 (art. 50) de la Convention, "Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable." A. Dommage 36. M. Vermeulen réclame 93 957 922 francs belges (BEF) enréparation du dommage matériel résultant de ce qu'il n'a puexercer sa profession "de manière digne" après sa mise enfaillite. Il sollicite en outre "une somme considérable" pour le tortmoral découlant des difficultés professionnelles et familialesqui ont suivi le rejet de son pourvoi par la Cour de cassation. 37. A juste titre, le Gouvernement et le délégué de laCommission soulignent l'absence de lien de causalité entre laviolation dénoncée et le préjudice matériel allégué; on nesaurait en effet spéculer sur l'issue de la procédure si elleavait été conforme aux exigences de l'article 6 par. 1(art. 6-1). Quant au dommage moral, la Cour l'estime suffisamment réparépar le constat de violation de cette disposition. B. Frais et dépens 38. Le requérant demande en outre 437 739 BEF au titre des fraiset dépens occasionnés par la procédure de mise en faillite et sareprésentation devant les organes de la Convention. 39. Le Gouvernement ne se prononce pas. 40. Avec le délégué de la Commission, la Cour estime que desfrais entraînés par les procédures devant les juridictionsnationales, seuls entrent en ligne de compte ceux afférents àl'instance devant la Cour de cassation, la mise en faillite durequérant n'ayant pas, comme telle, fait l'objet du présentarrêt. Statuant en équité, elle évalue à 250 000 BEF les fraisoccasionnés par la représentation de M. Vermeulen devant la Courde cassation et à Strasbourg. C. Intérêts moratoires 41. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux légalapplicable en Belgique à la date d'adoption du présent arrêtétait de 8 % l'an. PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par quinze voix contre quatre, qu'il y a eu violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention; 2. Dit, à l'unanimité, que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante quant au préjudice moral allégué; 3. Dit, à l'unanimité, que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 250 000 (deux cent cinquante mille) francs belges pour frais et dépens, montant à majorer d'un intérêt non capitalisable de 8 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement; 4. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus. Fait en français et en anglais, puis prononcé en audiencepublique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le20 février 1996. Signé: Rolv RYSSDAL Président Signé: Herbert PETZOLD Greffier Au présent arrêt se trouve joint, conformément auxarticles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 durèglement A, l'exposé des opinions séparées suivantes: - opinion dissidente commune à MM. Gölcüklü, Matscher et Pettiti; - opinion dissidente de M. Van Compernolle. Paraphé: R. R. Paraphé: H. P. OPINION DISSIDENTE COMMUNE A MM. LES JUGES GöLCÜKLÜ,MATSCHER ET PETTITI
L'institution de la présence et de la possibilitéd'intervention - orale ou écrite - du ministère public, commereprésentant du Souverain ou de la société, au niveau desjuridictions supérieures (appel, cassation), tant au pénal qu'aucivil, correspond à une vieille tradition des systèmes juridiquesde l'Europe continentale; elle remonte à l'époque descodifications et elle est intimement liée à la conception decelles-ci. Dans l'exercice de cette fonction, le ministèrepublic avait pour tâche de veiller à l'interprétation correctede la loi et à assurer l'unité et la cohérence de lajurisprudence. Tandis que dans les systèmes de souchegermanique, le rôle du ministère public au civil a étésuccessivement réduit à certains aspects du droit des personneset de la famille - en effet, dans ces pays, pratiquement, iln'intervient plus qu'en qualité d'accusateur au pénal -, dans lessystèmes juridiques d'origine latine il a été conservé même aucivil devant la Cour de cassation et, en partie, aussi devant lescours d'appel. D'ailleurs, l'institution de l'avocat généralauprès de la Cour de justice des Communautés européennes et celledu délégué de la Commission devant notre Cour, repose sur desidées semblables. Le droit belge est du type latin et prévoit la présence etla possibilité d'intervention du procureur général auprès de laCour de cassation, dans le but expliqué plus haut. C'est, d'après nous, une méconnaissance de cette institutionde voir dans le procureur général, lorsqu'il intervient au civil,un adversaire de l'une ou de l'autre partie, son rôle - que l'onpourrait appeler d'amicus curiae - étant uniquement celui degardien neutre et objectif de la régularité de la procédure, del'unité et de la cohérence de la jurisprudence. Dans cettemesure, sa participation à l'audience et - avec voix consultative- à la délibération ne porte donc nullement atteinte au principede l'égalité des armes, le procureur général se situant au-dessusdes parties. S'agissant des systèmes de procédure civile quicorrespondent à des traditions qui ont fait leurs preuves dansle droit national et sont bien reçues par les praticiens dudroit, il nous apparaît qu'en interprétant l'article 6 (art. 6)au regard de questions telles que celles du rôle du procureurgénéral près la Cour de cassation, la Cour européenne doit éviterque, par excès de formalisme, elle ne bouleverse de tellestraditions. Tout en disant cela, nous ne voudrions pas omettre designaler que, d'après nous, la construction légale existant enBelgique et dans d'autres pays comme la France ou l'Italie à cetégard peut paraître quelque peu étrange, et un système juridiquepourrait bien s'en passer; la preuve en est que l'institution dela présence et de l'intervention du parquet au civil a étépresque abandonnée dans un grand nombre de pays européens, sansque cela fût nuisible à la jurisprudence. Néanmoins, nous ne voyons aucune raison de censurer lessystèmes juridiques qui veulent rester attachés à cetteinstitution, car cela ne conduirait pas à une meilleure et réellesauvegarde des intérêts des justiciables, d'autant plus que,comme la Cour l'a dit dans son arrêt Dombo Beheer B.V.c. Pays-Bas (27 octobre 1993, série A n° 274, p. 19, par. 32),au civil les autorités nationales jouissent d'une marged'appréciation plus large sur le terrain de l'article 6 (art. 6). De surcroît, dans l'arrêt Borgers c. Belgique(30 octobre 1991, série A n° 214-B), la Cour a fondé son constatde violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) essentiellement surla combinaison de deux éléments: l'impossibilité pour l'accuséde répondre aux conclusions du procureur général avant la clôturede l'audience et la présence de ce dernier à la délibération dela Cour de cassation. Ici - dans une affaire civile, nous lesoulignons - elle aperçoit une violation dans chacun des deuxéléments, même pris séparément, en allant ainsi encore plus loinque dans l'affaire Borgers relative à la matière pénale. Bien sûr, la situation est différente au pénal; à cet égard,nous approuvons entièrement les conclusions de l'arrêt Borgersc. Belgique. OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE VAN COMPERNOLLE Je regrette de ne pouvoir souscrire au présent arrêt. Pour en apprécier la portée, il convient de rappeler quec'est, essentiellement, en ayant égard au principe de l'égalitédes armes et au rôle des apparences que l'arrêt Borgers - renduen matière pénale - avait conclu à la violation de l'article 6par. 1 (art. 6-1) de la Convention. L'argument central quisoutient la motivation de cet arrêt tient, en effet, dans cetteconsidération qu'en recommandant "l'admission ou le rejet dupourvoi d'un accusé, le magistrat du ministère public en devientl'allié ou l'adversaire objectif" (arrêt Borgers du30 octobre 1991, série A n° 214-B, pp. 31-32, par. 26). Le présent arrêt - qui, il importe de le souligner,intervient en matière civile - ne reprend plus cette motivation.Le ministère public à la Cour de cassation n'y est point assimiléà un "adversaire objectif" à l'égard duquel l'égalité des armesimpliquerait tant le droit de réplique des parties quel'exclusion de toute participation au délibéré. Dans uneformulation de principe, c'est le droit à une procédurecontradictoire qui devient la clé de voûte de l'arrêt dans ledouble constat de violation de l'article 6 (art. 6) qu'ilexprime. Je ne puis personnellement partager cette analyse. 1. Il me paraît inexact de lier le principe du contradictoireà l'intervention d'un magistrat indépendant qui se borne, aprèsles plaidoiries des parties, à émettre sur l'affaire, en qualitéd'amicus curiae de la juridiction, une opinion dont l'objectivitéet l'impartialité sont incontestables. La circonstance que lesparties ne puissent répliquer à cet avis ne met nullement encause leur droit de défense, lequel a pu pleinement s'exercerdans le cadre du débat contradictoire dans lequel elles se sontopposées. Il échet, du reste, d'observer que, sur cette question, laprocédure en cassation réglée par le code judiciaire belgerejoint, très largement, la procédure applicable devant plusieursjuridictions internationales dont les règlements de procédureprévoient également, après les plaidoiries des parties, lesconclusions d'un magistrat indépendant ne faisant point partiedu siège (comparer ainsi l'article 44 du règlement de procédurede la Cour de justice du Benelux ainsi que l'article 59 durèglement de procédure de la Cour de justice des Communautéseuropéennes). 2. Il me paraît tout aussi inexact de rattacher au principe ducontradictoire le constat de violation de l'article 6 (art. 6)de la Convention, déduit de la participation du ministère publicau délibéré de la Cour de cassation, en matière civile. Dès lors que le ministère public à la Cour de cassation nepeut apparaître comme une partie au litige non plus que commel'allié ou l'adversaire objectif d'une quelconque partie, cetteintervention - purement consultative - d'un magistrat indépendantet impartial, justifiée par l'unique souci de contribuer àl'unité et à la cohérence de la jurisprudence, n'affecte en rienle droit de la défense. 3. Comme l'observent judicieusement les juges Gölcüklü,Matscher et Pettiti dans leur opinion dissidente, il y a lieuenfin - mais subsidiairement en ce qui me concerne - de remarquerque, dans l'arrêt Borgers précité, la Cour avait basé son constatde violation de l'article 6 (art. 6) essentiellement sur lacombinaison de deux éléments: l'impossibilité pour l'accusé derépondre aux conclusions du ministère public avant la clôture del'audience et la présence de ce dernier à la délibération devantla Cour de cassation. Le présent arrêt - qui intervient dans uneaffaire civile - aperçoit une violation dans chacun des deuxéléments pris séparément. Aucune raison ne justifie, à mon sens,cette plus grande sévérité alors que, comme la Cour l'a dit dansson arrêt Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas (27 octobre 1993, série An° 274, p. 19, par. 32), au civil, les autorités nationalesjouissent d'une marge d'appréciation plus large sur le terrainde l'article 6 (art. 6).